Saudade
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- Le 06/04/2016
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- Dans L'intraduisible
Très présent dans les paroles du fado, on peut presque considérer le terme de saudade comme un ambassadeur de l’âme portugaise. Le touriste ou le lecteur pressé sera tenté de le traduire par « nostalgie ». Mais ce serait ignorer les multiples facettes d'une notion considérée comme l'une des plus difficiles à traduire, une notion qui nous plonge dans l'histoire et la sensibilité du peuple portugais. Essayons d'en explorer la signification...
Nocturne lisboète
José Ferraz de Almeida Júnior
Saudade (1899)
Une étymologie composite
Comme la langue à laquelle il appartient, le mot portugais « saudade » est issu du latin. Le mot provient du pluriel latin solitates, « solitudes ». Dans sa version archaïque, saudade s'écrit d'abord « soidade » et semble plus proche de son origine latine. Il est très présent, dès le XIIIe siècle, dans les « chansons d'ami » des troubadours lusophones. Il exprime d'abord la plainte des femmes déplorant l'absence de l'aimé parti à la guerre ou en voyage sur le grand océan (les Portugais, comme on sait, sont un peuple de navigateurs). « Le passage de soidade au mot plus mélodieux saudade est expliqué, hypothétiquement, par une influence populaire du verbe saudar (saluer), des mots salvo (sauf) et saúde (santé) venus du latin salvus/salutate, comme en témoigne l'usage, toujours courant, de faire des salutations en envoyant des saudades. Une lettre, arbitrairement attribuée au poète Camões mais qui date sans doute de son époque (XVIe siècle), explore l'ambiguïté » :
Por usar costume antigo saúde mandar quisera E mandara se tivera Mas... amor dela é inimigo Pois me deu em lugar dela Saudade em que ando, Saudade cem mil mando... E não ficando sem ela. |
Par une ancienne habitude j'aurais voulu envoyer mon salut Et l'aurais envoyé si je l'avais eu Mais... l'amour est son ennemi Car à sa place il m'a donné Saudade que je subis, Saudade, cent mille que j'envoie... Et j'en garde encore avec moi. |
Un sentiment complexe et paradoxal
L'ambiguïté étymologique du mot a forcément des répercussions sur sa signification et l'on peut dire, tout d'abord, que la saudade vit d'une tension entre passé et présent, entre absence et présence. Un ancien traité de la langue portugaise datant du début du XVIIe s. en donne cette définition concise : « Souvenir d'une chose avec le désir de cette même chose » (Origem da lingua portuguesa, Lisbonne 1606). Mais cette concision risque de nous faire passer à côté de l'essentiel... « Doté d'une ambiguïté structurale, ce sentiment est à la jonction de deux affections qui présente l'absence : le souvenir d'un passé chéri qui n'est plus, le désir de ce bonheur qui manque. Jouissance et angoisse : il en résulte un état mélancolique, déplacé, aspirant à dépasser la finitude de l'instant et l'égarement de la distance » (F. Santoro). En fonction de l'objet désiré et regretté (l'aimé-e, le pays, telle époque, telle idée), la saudade déploie ses mille-et-une nuances existentielles.
Sa plus belle défnition revient peut-être à D. Francisco Manoel de Melo qui, dans ses Epanàforas (Lisbonne 1660), déclare : « C'est un mal que l'on aime, et un bien que l'on souffre ». On peut ainsi « mourir de saudade » en présence de l'être aimé (et retrouvé), « comme si toute la douleur accumulée se libérait cathartiquement dans un instant d'extase, instant de salut » précise F. Santoro. La saudade apparaît ainsi parente du désir et de son imminence infinie. « Épine amère et douce » dit encore la grande chanteuse de fado, Amália Rodrigues.
Sébastien Ier du Portugal
par Cristóvão de Morais
Le sébastianisme, une saudade collective
Mais si l'on sonde l'imaginaire de l'âme portugaise, il y a plus. Depuis la fin du Moyen Âge, une légende hante l'inconscient collectif des Portugais. Son origine repose sur un fait historique. Le 4 août 1578, à Alcazar-Quivir, les Portugais conduits par leur jeune roi, Sebastien Ier, essuient une terrible défaite face au sultan du Maroc. Le roi Sébastien, agé de 24 ans, y perd la vie. Sa disparition et la captivité d'une part de l'élite gouvernante constitue un désastre pour le pays qui va disparaitre en tant que nation indépendante : en l'absence d'héritier, le royaume du Portugal est en effet, deux ans après le désastre, réuni à la Couronne de Castille, par le roi Philippe II d'Espagne, proclamé Philippe Ier du Portugal. Cette situation perdurera 60 ans, jusqu'en 1640, où l'affaiblissement de la couronne espagnole permit au Portugal de recouvrer son indépendance. Le désarroi des Portugais va engendrer un curieux phénomène. Malgré les inhumations réitérées de Sébastien (à Ksar El Kébir au lendemain de la bataille, à Ceuta, dans l'église des Trinitaires, en décembre 1578, à Belem, dans le couvent des Hiéronymites en novembre 1582), la croyance s'installe que le roi n'a point été tué sur le champ de bataille et qu'il reviendra pour restaurer la grandeur du Portugal. On assiste alors à la naissance d'une forme de messianisme, puissant et durable, qui convertit en mythe central de l'identité nationale le souvenir du roi vaincu et prend le nom de sébastianisme (sebastianismo). Le roi disparu devient peu à peu l'Encoberto (le Voilé, le Roi caché) et va fasciner durablement l'imaginaire national. On se souvient qu'étymologiquement la saudade est liée au terme saúde (santé) qui signifie aussi le salut ou la rédemption, au sens religieux. C'est par ce biais que le sentiment d'attente propre à la saudade rejoint l'aspiration messianique du sébastianisme. Elle exprime alors le rêve d'un avenir meilleur, marqué par l'avènement d'un « empire universel », placé sous la couronne du roi Sébastien. Cette aspiration fera long feu. Ainsi, en 1934, le grand poète Fernando Pessoa publie son premier recueil en portugais, Message (Mensagem). Dans ce recueil, quarante cinq poèmes mystiques composent une sorte d’épopée largement inspirée du messianisme sébastianiste et prophétisent une humanité nouvelle, à la suite de l'avénement d'un « Cinquième Empire de paix universelle ».
La saudade au cœur d'une philosophie existentialiste portugaise
Au-delà de la culture populaire, littéraire et nationale, la saudade va acquérir au cours du XXe siècle des lettres de noblesse philosophique. Avec le développement de la pensée existentialiste au Portugal, elle est interprétée comme une dimension de la condition humaine et prend alors une signification universelle. Elle témoigne d'une certaine expérience du temps et de la finitude. En 1955, le philosophe Silvio Lima revient sur la tension originaire de la saudade (entre passé et présent, présence et absence) et tente d'en définir la conscience :
« La conscience en saudade [saudosa] souffre dans le présent de la privation de quelque chose de passé, mais elle souffre parce qu'elle aspire au retour [regresso], à jouir à nouveau [refruição] du « paradis perdu » et qu'elle le préfère donc à la suppression des obstacles qui font saudade [saudozantes]. Sans cette flamme permanente d'aspiration, la saudade-saudade n'aura pas lieu [não se darà] ; il faut que dans la dimension du présent soit opéré le complexus simultané de trois dimensions : le présent respire le passé et, dans la futurition, l'aspire »
« Reflexões sobre a consciência saudosa », Revista Filosofica, n°44, 1955
On peut rester insensible à ce genre d'analyse mais on ne peut manquer d'admirer la puissance d'inspiration contenue dans le seul petit mot de saudade. Comme le dit l'écrivain Teixera de Pascoaes : « L'âme lusitanienne s'est concentrée dans un seul mot, où elle existe et vit, comme dans la petite goutte de rosée l'image du soleil immense ».
Pour conclure ce petit voyage au pays de la Saudade, nous vous invitons à écouter un superbe fado interprété par Aldina Duarte (cliquer sur l'image ci-dessous ; si elle ne s'affiche pas, suivez ce lien).
Não vou, não vou (Chaves da vida) / Je ne marche pas (Clefs de la vie)
Paroles de Júlio de Sousa – Musique de Moniz Pereira
Eu tinha as chaves da vida e não abri
As portas onde morava a felicidade
Eu tinha as chaves da vida e não vivi
A minha vida foi toda uma saudade
E tanta ilusão que tinha e foi perdida
Tanta esperança no amor foi destroçada
Não sei porque me queixo desta vida
Se não quero outra vida para nada
Se foi p'ra isto que nasci
Se foi p'ra isto que hoje sou
Se foi só isto que mereci
Não vou, não vou
Podem passar bocas sorrindo
Olhos em fogo, tudo acabou
Pode passar o amor mais lindo
Não vou, não vou
Eu tinha as chaves da vida e fui roubada
Mataram dentro de mim toda a poesia
Deixaram só tristeza e mais nada
E a fonte dos meus olhos que eu não queria
Je possédais les clefs de la vie et je n'ai pas ouvert
les portes du bonheur
Je possédais les clefs de la vie et je n'ai pas vécu
Ma vie fut toute une saudade
Et j'avais tant d'ilusions qui furent perdues
Tant d'espoir en l'amour qui fut détruit
Je ne sais pourquoi je me plains de cette vie
puisque je n'en veux pas d'autre, pour rien au monde
Si c'est pour ça que je suis née
Si c'est pour ça que j'existe aujourd'hui
Si c'est seulement ça que j'ai mérité
Je ne marche pas, je ne marche pas
Des bouches souriantes peuvent passer
Des yeux de braise, tout est fini
L'amour le plus beau peut bien passer
Je ne marche pas, je ne marche pas
Je possédais les clefs de la vie et on m'a volée
lls ont tué en moi toute la poésie
Ils m'ont laissé seulement la tristesse et rien d'autre
et la source de mes yeux que, moi, je ne voulais pas
Sources :
Wikipedia, dans plusieurs langues.
Portaldofado.net
Fernando Santoro, article « Saudade » in B. Cassin (ed.), Vocabulaire européen des philosophies, Le Seuil, Paris, 2004.
Sauf mention spéciale, les illustrations sont issues de Wikimedia.
Commentaires (1)
- 1. | 21/06/2018
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Pour rester dans un registre assez similaire, il est intéressant d’évoquer les fortunes du mot « blues » resté « intraduit », devenu cependant universel.
Blues vient de l’expression : to have the blue devils, littéralement : avoir les démons bleus ! Quels démons ? Et pourquoi bleus ? Il semble que la formule, apparue au milieu du XVIIIe siècle, décrive les hallucinations dues au sevrage brutal de l’abus d’alcool prolongé, provoquant ainsi le « delirium tremens ». Celui-ci se manifeste par des cauchemars, des troubles dépressifs et la vision de fantasmagories qui prennent la forme, chez certains (les Français ?!) d’animaux rampants, chez d’autres (les Anglais ?!) de démons en couleurs. En 1798, le dramaturge anglais George Colman écrivit une farce à succès sur le sujet.
Les divers sens de blue (bleu) dans la langue anglaise : cette couleur est souvent associée à des états ou actes négatifs, dérangeants, et même perturbants, comme la peur, l’agacement, la colère, l’envie de meurtre ou d’autodestruction mais aussi la grivoiserie voire la pornographie. Quel bleu ? On ne sait exactement car les nuances de bleu sont extrêmement nombreuses, mais on peut penser qu’il s’agit de la nuance la plus agressive, comme par exemple un cyan très pétant, voire « gueulard », émettant pour certaines personnes des vibrations insupportables.
Au fil du temps la notion de « démons bleus » s’édulcora, les démons ayant pris le large. Abrégée, la formule devint « to have the blues » ou « to feel blue » signifiant broyer du noir, se sentir misérable. Utilisée par les colons anglais en Amérique du nord, elle fit florès par le biais des… esclaves qui, malgré eux, en firent un mot majeur de la culture américaine. En effet, le son et le rythme des mélopées chantées tout au long du jour (work-songs) qui leur servaient à résister à la dureté des travaux dans les champs de tabac ou de coton, traduisaient l’infinie nostalgie du pays perdu et la désespérance, bien avant les gospels. Leur seul moyen de communiquer entre eux dans les champs était de chanter ou de fredonner. Parler leur était interdit.
Ils inventèrent ainsi une musique singulière au tempo lent, syncopé, bâtie sur la confrontation du système musical pentatonique africain (5 degrés) avec le système tonal européen qui en possède 7, en infléchissant les 3e, 5e et 7e degrés d’un demi-ton, soit vers le mode mineur, soit vers le mode majeur. Ce qui créa des dissonances au caractère plaintif (dont la guitare électrique tira plus tard largement parti). Ces nouvelles notes furent appelées « blue note ». Le célèbre Saint-Louis Blues en donne une idée assez précise. Le blues subit de multiples influences jusqu’à sa stabilisation par l’écriture et l’enregistrement au début du XXe siècle. Sur le plan vocal, Memphis Slim qui entre 1940 et 1970 composa et interpréta d’innombrables blues, en en conservant l’esprit nous offre un magnifique exemple des caractéristiques originelles du blues dans Freedom : la mélancolie, le répétitif, la pulsation, le timbre, la blue-note, le vibrato, valorisées par une voix chaude et ample.
Le blues fut ainsi à la base du jazz et eut un immense rayonnement sur les styles musicaux actuels, vocaux et instrumentaux, comme le rythm and blue avec ses variantes locales, le boogie-woogie, la country, le rock and roll et toutes ses formes actuelles, le blues électrique, la soul, la pop, etc. Il fut également source d’inspiration pour des compositeurs comme M. Ravel ou G. Gershwin dont tout le monde connaît l’inoubliable Summertime.
Il est amusant de constater comment la « noirceur » attribuée à une simple couleur, le bleu, donna naissance, il y a maintenant longtemps, à un langage musical unique en son genre, doté d’une puissante charge émotionnelle, qui n’a plus rien de mélancolique, qui n’a cessé d’évoluer, que le monde entier s’est approprié et qui continue de s’enrichir de nouveaux courants car c’est un immense réservoir d’inspirations. Le blues intraduisible ? C’est mieux ainsi !