Avoir raison... et après ?
- Par jmhenny
- Le 25/11/2020
- Commentaires (3)
- Dans L'atelier philosophique
Irruption de l'émotion dans l'espace public, multiplication des fausses nouvelles, remise en cause du savoir scientifique, triomphe de l'opinion sur les réseaux sociaux, sentiment général de confusion... Notre rapport à la raison et à la vérité semble avoir considérablement changé depuis le début de ce XXIe siècle. Cette impression est-elle justifiée ? Trouverait-t-elle une origine dans notre manière même de raisonner ?
Velázquez : La reddition de Breda (détail)
Réfléchir sur le thème de la « raison » revient à aborder l’un des concepts majeurs de la science et de la philosophie et il est évident que ce petit article n’a pas la prétention d’en faire le tour. Tout au plus s’agira-t-il de préciser la position de la notion dans notre enquête sur les conflits de valeur et ses implications dans les débats de société où certaines interventions sont qualifiées d’« émotives » voire d’« irrationnelles ».
La raison : une ou multiple ?
Observons d’emblée que, comme toutes les grandes idées philosophiques (le vrai, le bien, le beau, le juste) « la raison » n’admet pas de définition simple car le petit mot qui la représente recouvre des réalités et des conduites très diverses. Un rapide coup d’œil sur l’étymologie du mot français « raison », permet d’en mesurer l’étendue:
Le français raison est issu du latin ratio, formé sur reor, « compter, calculer » ; d’où « penser, croire ». Le verbe latin traduit le grec legein, dont il retient deux grandes acceptions, mais deux seulement, « compter » et « penser ». La troisième grande acception du grec, « parler, discourir », qui désigne un troisième type de mise en relation et de proportion, est rendue par d’autres séries latines (dicere, loquor, orationem ou sermonem habere), si bien que, finalement, le mot grec logos est approché par les philosophies latins au moyen d’un syntagme, ratio et oratio, « raison et discours » (Vocabulaire européen des philosophies p. 1059).
Si l’on se concentre d’abord sur la troisième acception héritée du mot grec logos, —« parler, discourir » —, on comprend que l’idée de raison soit étroitement liée à celles de pensée et de langage et qu’elle ait pu traditionnellement être considérée comme le « propre de l’homme ». Ainsi, Aristote définit-il l’humain comme « zôon logon echon », formule célèbre qui pu être traduite par « animal doué de langage » ou « animal doué de raison » (« animal raisonnable » ou, parfois, « animal rationnel », le mot grec ancien logos réunissant à la fois la parole et la raison). Si l’on choisit de considérer le mot « langage » (ou parole) comme équivalent du mot « raison », il faudrait alors préciser que nous avons affaire ici à une forme de langage particulier, différent des systèmes de communication employés par les autres animaux (question aujourd’hui très discutée). Sans vouloir définir plus précisément ce qu’est ce langage-raison (logos) propre à l’humain, notons, à ce stade, que cette notion nous laisse penser qu’il existe une faculté d’expression de soi et de réflexion partagée par toute l’humanité (et peut-être même, dans une certaine mesure, par d’autres animaux).
De ce point de vue, on pourrait affirmer que, dans cette acception très générale, la raison est « une » ou universelle. Quels que soient sa langue maternelle et son milieu culturel, tout hommes est à même de parler et de communiquer avec le reste de l’humanité. Cependant, si notre faculté de langage s’incarne en une multitude de langues et de systèmes linguistiques, la raison ne serait-elle pas à son tour démultipliable et susceptible de prendre diverses formes de « rationalités » ?
Si l’on considère à présent une autre acception possible du mot « raison », en particulier le verbe latin reor « compter, calculer », on pressent que l’usage de la raison pourrait bien s’apparenter à une procédure, une « méthode », variable en fonction des situations pratiques ou culturelles.
Par exemple, les nombreux débats scientifiques et médiatiques auxquels la pandémie a donné lieu ces derniers mois nous ont invité à réfléchir sur la nature de la « raison scientifique » et de constater à quel point cette raison est complexe, dynamique, exposée aux controverses (1). Outil privilégié des sciences de la nature, la méthode expérimentale nous enseigne que l’établissement d’un fait ou la détermination d’un phénomène scientifiques requièrent un processus long et rigoureux, incluant des observations, des classifications, des hypothèses et des vérifications. Une fois établi, un fait ou une loi scientifique doit pouvoir résister à l’épreuve de « la coopération amicalement hostile des citoyens de la communauté du savoir » (Karl Popper). L’histoire des sciences montre ainsi qu’au cours des siècles bien des théories (et des « raisons », au sens d’explications) ont été réfutées (par ex. le géocentrisme) ou relativisées (cf. la géométrie euclidienne). D’autre part, la rationalité des sciences se concentre sur des domaines très spécialisés qui interdisent au savant de généraliser son propos pour l’appliquer à d’autres disciplines et, a fortiori, à d’autres domaines de l’expérience humaine. Si le physicien a raison de déclarer qu’E=mc2, il outrepasse largement ses compétences en prétendant que le « gène du crime » existe ou que la crise économique va nécessairement conduire à l’instauration d’une dictature. Sollicités par les médias, les savants prennent souvent le risque de s’exprimer sur des sujets qu’ils ne maîtrisent pas plus que le citoyen ou la citoyenne lambda, abusant ainsi de leur autorité et discréditant finalement la rationalité de leur démarche.
Dans un texte célèbre, La vocation de savant (1919), le sociologue allemand Max Weber souligne en particulier l’impossibilité de la raison scientifique de déterminer les valeurs et les fins dernières de l’humanité. « Tout au plus peut-elle contribuer aux choix des moyens et des instruments pour atteindre ces fins dernières ». Ainsi la raison scientifique, souvent considérée comme un modèle de rigueur et une source d’autorité, est-elle infiniment précieuse mais considérablement limitée. La probité intellectuelle lui impose de s’abstenir de répondre aux « questions concernant la valeur de la culture et de ses contenus particuliers ou encore celles concernant la manière dont il faudrait agir dans la cité et au sein des groupements politiques » (Max Weber).
La raison théorique et scientifique serait donc étrangère à la raison éthique et politique. La première s’efforcerait d’être descriptive et prédictive (cherchant à déterminer les lois permettant d’anticiper ou reproduire tel ou tel phénomène) ; la seconde serait prescriptive et viserait à définir les règles de l’action morale ou de l’action bonne pour la cité. D’un côté, nous aurions une raison attachée à établir des faits, de l’autre une raison réfléchissant sur la nature et le choix des valeurs morales et politiques.
Cette importante distinction entre le domaine de la connaissance et le domaine de l’action demeure toutefois problématique car la frontière qui les sépare n’est pas aussi nette qu’on pourrait le supposer : d’une part, le développement d’une réflexion sur les valeurs exige généralement de s’appuyer sur un ensemble de connaissances. D’autre part, la détermination des connaissances, aussi « objectives » soit-elle, n’est pas exempte de valeurs et, parfois, de mobiles inavoués (intérêts financiers, compétition, soif de pouvoir, etc.). En somme, le serpent pourrait bien se mordre la queue.
Si l’on écarte ce genre de réflexions propre à la tradition philosophique occidentale, on peut aussi observer diverses formes de rationalités et de savoirs élaborés par d’autres communautés humaines, rationalités mises en évidence par les ethonologues, fondées sur les mythes, sur la religion, sur certaines coutumes, etc. Autant de manières de voir et d’expliquer le monde que d’aucuns ont pu qualifier d’« obscurantistes » ou d’« irrationnelles » mais que les sciences sociales ont reconnues comme parfaitement cohérentes et rationnelles.
Cependant, il est intéressant de noter que cette reconnaissance de la multiplicité et de la diversité des conduites rationnelles s’accompagne souvent de la part de ses observateurs d’une sorte de mise à distance ou de mise entre parenthèses.
Lycéen, je me souviens avoir été frappé par un passage de mon cours de philo traitant de l’importance du raisonnement et de la logique :
« Le point de vue logique se distingue radicalement du point de vue psychologique. Le logicien étudie comme le psychologue les opérations de notre esprit, mais pas de la même façon. Le logicien analyse un jugement afin d’en apprécier la valeur, par rapport à une norme qui est le vrai. Ce qui intéresse le logicien ce sont les raisons d’un jugement. Le psychologue n’a pas à s’occuper directement de la vérité ou de la fausseté d’un jugement. Il ne se demande pas si le jugement est vrai ou faux, mais pourquoi ce jugement a été porté par telle personne en telle circonstance. On pourrait dire que le logicien cherche un fondement et le psychologue une origine » (A. Vergez et D. Huisman, Nouveau « cours de philo ». Tome 3, Paris, 1980, p. 79)
En forçant un peu le sens de cet extrait, on pourrait remplacer le mot logicien par celui d’« interlocuteur » et le mot psychologue par celui d’« observateur ». Autrement dit, la « rationalité » reconnue par le regard distancié et analytique de l’observateur (par exemple tel « expert » en sciences sociales) n’a pas la même valeur que la rationalité du jugement logique, objet du débat de deux interlocuteurs placés sur un même niveau. Le comportement du criminel ou du marginal peut bien sûr obéir à certains mobiles et paraître « rationnel », il n’en demeure pas moins exclu de cette « raison logique » et « commune » qui permet la distinction du vrai et du faux, voire du bien et du mal.
On peut débattre à l’infini de la validité de cette raison (ou de cette parole), de son universalité, de sa supériorité (je réserve cette question à une réflexion ultérieure qui portera sur le thème du relativisme). Pour le moment, je me contenterai d’observer que la raison universalisante du logicien-interlocuteur et la raison explicative du psychologue-observateur semblent essentiellement se distinguer par le fait que l’une considère les arguments d’un discours (ou d’une personne en situation de discours) alors que l’autre n’écoute pas vraiment les arguments de son interlocuteur mais les recueille comme autant d’informations, autant de « symptômes » pourrait-on dire, qu’il lui faudra organiser dans un rapport d’observation. L’une écoute les propos de son interlocuteur (ou de sa propre voix intérieure) comme le partenaire reconnu d’un dialogue (ou d’un débat) et lui accorde la possibilité de le contredire. L’autre note les propos de son sujet d’observation afin de les interpréter. L’une s’adresse à son partenaire sur le mode du Tu (ou du Vous) comme à un égal, l’autre le considère sous l’angle du Il / Elle (ou du Cela), plutôt comme une chose ou un simple phénomène. Dans un cas, la recherche du vrai est partagée et se veut « universelle », dans l’autre, elle est exclusive et risque de se limiter à une vision réductrice et « uniforme ».
Raison et vérité
Reconnaître l’existence de rationalités plurielles semble bien correspondre à l’esprit de nos sociétés contemporaines, démocratiques et attachées à la protection des libertés individuelles. À ce propos, le sociologue Max Weber emploie l’expression de « polythéisme des valeurs », désignant la possibilité de tout un chacun de définir ses propres croyances et règles de conduite. Mais dans quelle mesure cette diversité des systèmes de valeur peut-elle être viable et garante d’une cohabitation paisible entre citoyennes et citoyens ? Esquisser une réponse à cette question implique de réfléchir aux liens entre raison et vérité. Comme l’idée de raison, l’idée de vérité est aujourd’hui considérablement bousculée, chacun revendiquant « sa » vérité ou sa propre vision du monde. Cependant, cette fragmentation n’est-elle pas le résultat d’un malentendu ?
Ne nous faut-il pas tout d’abord apprendre à distinguer « vérité » et « réalité » ? Les deux notions entretiennent bien entendu un rapport étroit : lorsqu’on dit qu’une chose est « vraie », on veut généralement signifier qu’elle est réelle ou qu’elle n’est pas fictive. Toutefois, le mot réalité désigne en priorité des choses ou des phénomènes existant indépendamment du langage et de la conscience humaine (à l’instar du désert qui « à jamais ignore l’écriteau planté dans le sable »). La vérité, quant à elle, est avant tout une qualité du discours. Sa définition la plus simple nous vient encore d’Aristote : « Dire que « ce qui est » existe et que « ce qui n’est pas » n’existe pas » (Aristote, Métaphysique). Définition que le logicien et philosophe polonais Alfred Tarski a partiellement reformulée en ces termes : « La phrase S (qui exprime P) est vraie si et seulement si P ». Traduction : si je vous dis : « il pleut » (phrase S) et qu’en regardant par la fenêtre vous constatez que c’est bien le cas (P), vous en concluez donc que je « dis vrai » (ou que « j’ai raison »).
Le lien entre vérité et réalité est ici réaffirmé, puisque le discours « vrai » est celui qui correspond à un fait avéré. La tradition philosophique parle dans ce contexte de « vérité-adéquation » ou de « vérité-correspondance ». Les contraires (ou antonymes) de cette vérité seraient : l’erreur, l’inexactitude, l’ignorance, autant de défauts qui concerne le domaine du savoir et de la connaissance. Cette vérité peut bien être considérée comme une « valeur » ou un objectif de la recherche scientifique, mais sa définition requiert alors quelques précautions. Car cette vérité « n’est jamais assurée, elle peut toujours varier selon la perspective adoptée, être exprimée avec d’infinies nuances, dans différents langages (Michel Wieviorka, Manifeste pour les sciences sociales). Vérité (et raison) au sens faible, pourrait-on dire, car toujours exposée à une possible remise en cause. Là encore, vérité du « psychologue-observateur » qui interprète le monde sur un mode objectif et impersonnel.
S’efforcer de distinguer le vrai de l’inexact (ou de l’erroné) ne doit pas nous faire oublier cependant que l’empire du faux relève aussi du domaine de l’éthique et peut signifier : « mensonge», « dissimulation » ou « fiction ».
Le rapport à la réalité est ici plus complexe car il met en jeu le discours et sa capacité à feindre quelque chose qui n’existe pas. Cette qualité active ou, plutôt, performative du langage est déterminante. Les sophistes et grands orateurs de l’Antiquité, maîtres en rhétorique, savaient déjà que le discours ou la parole n’étaient pas seulement capables de rendre compte de l’état du monde mais aussi de le modifier. Et ce savoir remonte sans doute à l’aube de l’humanité et de l’usage du langage.
Au XXe siècle, le développement des médias et des divers moyens de communication a décuplé ce phénomène. Bien avant l’existence des réseaux sociaux, en 1979, l’anthropologue américain Marshall Sahlins nous mettait déjà en garde contre les méthodes de manipulation d’un auteur révisionniste niant l’existence du cannibalisme (2) « Le professeur X émet quelque théorie monstrueuse – par exemple : les nazis n'ont pas véritablement tué les Juifs ; ou encore : la civilisation humaine vient d'une autre planète ; ou enfin : le cannibalisme n'existe pas. Comme les faits plaident contre lui, l'argument principal de X consiste à exprimer, sur le ton le plus élevé qui soit, son propre mépris pour toutes les preuves qui parlent contre lui […]. Tout cela incite Y ou Z à publier dans la presse une mise au point. X devient désormais le très discuté professeur X et son livre reçoit des comptes rendus respectueux écrits par des non-spécialistes dans Time, Newsweek et le New Yorker. Puis s'ouvrent la radio, la télévision et les colonnes de la presse quotidienne…»
Dans le contexte éthique, on peut estimer que la vérité et la raison ne se définissent pas seulement comme un effort d’exactitude (d’adéquation aux faits) et de cohérence logique mais comme une forme d’honnêteté et de justice rendue aux interlocuteurs.
La langue française possède un mot rarement employé pour exprimer cette dimension éthique de la vérité, il s’agit du mot « véracité ». La véracité désigne la qualité de celui qui est sincère, de celui qui dit la vérité ou, du moins, s’efforce de la dire (parfois en reconnaissant qu’« il ne sait pas »). C’est la qualité requise des témoins appelés à la barre d’un tribunal (« Dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.»). Le témoin peut « se tromper » mais il promet de ne pas tromper son auditoire. Dans cette conception de la vérité, la confiance et le respect des interlocuteurs en présence est primordiale. Le philosophe anglais Bernard Williams (1929-2003), spécialiste de philosophie morale, a consacré un livre passionnant sur le sujet (Vérité et véracité : Essai de généalogie, édi. Gallimard 2006). Dans cet ouvrage, il met en évidence cette dimension sociale et politique de la vérité ou, plus précisément, du discours véridique. Certaines langues indo-européennes, le russe et le polonais en particulier, soulignent aussi cette double conception de la vérité, utilisant, selon les contextes, deux termes différents : pravda et istina. « Le « russe […] distingue istina pour désigner la vérité dans son rapport ontologique et épistémologique à l’être, et pravda (qu’on traduit aussi par vérité, mais qui inclut la notion de « justice ») pour désigner la vérité comme devoir-être (3) ».
Avoir raison… et après ?
L’état de confusion de l’information qui règne aujourd’hui sur les réseaux sociaux et certaines chaînes télévisées font dire à quelques philosophes et essayistes (4) qu’avec notre XXIe siècle aurait débuté l’ère de la « post-vérité » ou de la « vérité alternative ». Que faut-il entendre par là ? Le triomphe des fausses nouvelles et de la falsification de la réalité ? L’éparpillement des savoirs en une kyrielle d’opinions insignifiantes ? La remise en cause systématique des discours d’autorité ? L’avènement d’une défiance généralisée ? Dans un petit essai stimulant (Post-vérité : pourquoi il faut s’en réjouir), le sociologue Manuel Cervera-Marzal définit le concept de post-vérité en ces termes : « des circonstances dans lesquelles les faits objectifs ont moins d’influence pour modeler l’opinion publique que les appels à l’émotion et aux opinions personnelles » (p. 34-35).
On peut frémir en lisant cette définition et se dire que l’avènement de la post-vérité accompagne celui des populismes et confirme la manipulation des masses par des personnalités politiques aussi réjouissantes que Donald Trump, Recep Erdogan ou Viktor Orban. Mais on peut aussi en faire une lecture moins pessimiste : à la lumière des distinctions faites précédemment entre raison cognitive et raison éthique, entre vérité et véracité, le phénomène de la « post-vérité » n’annoncerait-il pas simplement la remise à sa juste place de la parole « objective » des experts dans le domaine politique et une demande d’attention et d’intégrité personnelle plus grandes faite aux gouvernants ?
Il ne suffit pas d’ « avoir raison » pour être cru et susciter la confiance et l’adhésion du public. On peut adopter un discours de vérité, « avoir le dernier mot », et que ce dernier mot ne laisse aucune place à un projet ou un dialogue ultérieurs. On peut au contraire « être dans le vrai » (comme le suggère aussi l’expression « avoir raison »), avancer ses arguments et faire en sorte que ses interlocuteurs se sentent en mesure d’en reconnaître la force et l’intérêt sans être humiliés ou mis à l’écart.
Il y aurait ainsi une façon d’user de la raison qu’on peut qualifier de « réifiante » ou de « chosifiante », c’est-à-dire propre à réduire le monde et les hommes à des chiffres, des généralisations abusives, des assignations ou des identifications irrévocables (5). En revanche, on pourrait parier sur un usage dynamique et vivifiant de la raison, sous une forme renouvelée du dialogue, de la concertation et de la réfléxion collective. La raison et la vérité peuvent justement prétendre à l’universalité quand elles se mettent à ressembler à un espace ouvert à la relation.
Jean-Michel Henny
Novembre 2020
Notes et bibliographie
NOTES
(1) Voir sur ce point : Etienne Klein : Le goût du vrai, Gallimard, 2020.
(2) William Arens, The Man-Eating Myth, Oxford University Press, 1979.
(3) Je remercie M. Jan Meissner pour ces précisions linguistiques sur ce point.
(4) Lee McIntyre (Post Truth, 2018), Michiko Kakutami (The Death of Truth, 2018), Giovanni Maddalena et Guido Gili Gili (Chi ha paura della post-verità? 2018).
(5) C’est cette forme de raison que revendiquent aujourd’hui certains communautaristes. Voir : Caroline Fourest, Génération offensée: De la police de la culture à la police de la pensée, Paris 2020.
INDICATIONS BIBLIOGRAPHIQUES
- Manuel Cervera-Marzal, Post-vérité. Pourquoi il faut s'en réjouir, Le Bord de l'eau, coll. « Bibliothèque du Mauss », 2019, 122 p.
- Caroline Fourest : Génération offensée: De la police de la culture à la police de la pensée, Grasset, 2020, 162 p.
- Étienne Klein : Le goût du vrai, Gallimard, coll. Tract n°17, 2020, 64 p.
- Max Weber, Le savant et le politique, Bibliothèques 10/18, 224 p.
- Bernard Williams, Vérité et véracité. Essai de généalogie. Trad. de l’anglais par Jean Lelaidier, coll. NRF Essais, Gallimard, 2006, 384 p.
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Commentaires (3)
- 1. | 03/12/2020
- 2. | 02/12/2020
Jean-Michel,
Merci pour ton compte-rendu de la dernière session: « avoir raison et après…”
j’y ajoute les propos d’Elisabeth Badinter et d’Alain Finkielkrault qui ne manquent pas de raisonnement et qui malgré tout s’interrogent sur: « et après? »
Alors comment fait-on? Elisabeth Badinter
À l’école on essaie de vous apprendre à exercer votre raison à raisonner, à douter, à se poser des questions pour essayer d’être le plus objectif possible!
Et le complotisme, c’est exactement une contre raison au nom d’une pseudo-rationalité.
C’est à dire quand vous écoutez les arguments du complotisme (et je trouve qu’il y en a de plus en plus dans nos sociétés), il essaie de montrer au travers d’une fausse rationalité qui n’est que la conjonction de propos non prouvés. Et ça marche pour la simple et bonne raison que derrière tout ça il y a la haine d’un coupable, l’élite, le riche, le juif…
Puis si vous essayez de défendre par une contre argumentation raisonnée, par votre thèse, vous n’êtes pas ou plus entendu parce l’on pense que vous appartenez à l’autre camp qu’il s’agit de détruire. C’est terrifiant!
Si l’on ne peut pas être entendu avec des arguments raisonnés, alors comment fait-on?
Alors bien sûr: c’est les réseaux sociaux, c’est ce qui vous fait plaisir d’entendre, les croyances et il faut un coupable. Contre la bêtise, c’est difficile d’argumenter!
Rien n’est sans raison, donc rien n’est sans coupable? Alain Finkielkrault
Ce qui alimente le complotisme n’est pas uniquement l’ignorance, mais une sorte de pathologie de l’intelligence et il cite Gilbert Keith Chesterton:
« le fou n’est pas celui qui a perdu la raison, le fou c’est celui qui a tout perdu excepté la raison ». Il y a une folie post-moderne de la rationalité elle s’exprime dans le négationnisme… rien n’est sans raison, donc rien n’est sans coupable!
Il termine son propos sur cette citation de Nicolas Gomez d’Avila:
« L’intellectuel n’oppose pas à l’homme d’état l’intégrité de l’esprit, mais le radicalisme de l’inexpérience ».
Lire également le dossier de Jean-François Marmion « Décryptée la connerie » dans le magasine Sciences Humaines ou sur France Culture avec pour questionnement:
La connerie échec à l’intelligence?
J’ai hâte de retrouver nos échanges dans le cadre de « l’atelier philosophique pour tous »
à la villa du Châtelet d'Evian les bains.
Cordialement. Michel
- 3. | 27/11/2020
Merci pour cet excellent article et surtout pour la conclusion.
La vie donnerait raison à La Fontaine.
Je vous envoie par e-mail un portrait réalisé ce mercredi, avant d’avoir lu votre texte.
Portez vous bien
Meilleures pensées
Livia
Les commentaires sont clôturés
Bonjour Jean Michel
Merci de maintenir l’atelier philo cette année.
Son thème m’interpelle, car ce n’est pas ma préoccupation réflexive.
Je reviens sur la page introductive au cycle 2020-2021 que tu nous as envoyée le 23 septembre.
-D’abord, concernant le titre du tableau de Joachim Wtewael, illustrant la guerre des dieux : « la bataille entre les dieux et les titans ». Il y a, pour moi, une erreur, car les titans sont des dieux, et il s’agit d’une guerre entre les dieux. Je préfère alors, à la place, un autre titre: «la chute des titans ».
-Qu’est- ce que « La guerre des Dieux » ? : Dans la mythologie grecque, il s’agit d’une guerre opposant les titans, dieux proches du chaos et du désordre, au dieu Zeus et à ses alliés, divins également. Grâce à la ruse et à la force, Zeus gagne la guerre, et grâce à l’intelligence et la justice, il va faire fructifier cette victoire. En effet, désormais maitre du monde, il va le partager de façon équitable, et c’est ce monde que les philosophes grecs désignent sous le nom de cosmos. Mais, la résurgence des forces du chaos qui menacent le cosmos est toujours possible. « Les conflits » sont « éternels ».
-« réflexions sur les conflits de valeurs » : comme indiqué dans l’introduction à notre cycle, le sociologue allemand Max Weber, dans une célèbre conférence, en 1919, a trouvé la guerre des dieux comparable avec le perpétuel conflit de valeurs dans notre vie. Entendu qu’il a rajouté « Pour autant que la vie a en elle-même un sens et qu’elle se comprend d’elle-même ». Cette dernière phrase est pour moi importante, car elle insiste sur la toile de fond obligée de sa conférence, à savoir la sociologie ; donc les propos qu’il formule ici sont des descriptions de phénomènes présents dans notre vie empirique (la métaphore de la guerre des dieux n’est qu’une illustration du thème). Je ne nie pas la réalité de ces phénomènes concrets décrits, mais je ne peux m’empêcher d’exprimer alors ma réaction intuitive provoquante : le conflit n’Est pas. (Je rejoins ici la pensée non dualiste du philosophe indien du 8°siècle, Shankara). Tout est dans Tout affirme Hegel et son« savoir absolu » .Je me retrouve aussi dans la connaissance du 3°genre de Spinoza et, à un degré moindre, dans le Un de Plotin. Et, pour en revenir plus précisément aux « valeurs », je concède que je suis attiré par le « nihilisme » de Nietzche, mot qui désigne à l’inverse de l’acceptation courante, le fait de croire à des « valeurs », ces « idéaux » inventés selon lui pour dévaloriser le réel : Nietzche entreprend alors la destruction des valeurs. Or, après avoir été intuitif, provoquant, et dogmatique, je termine mes « réflexions sur les conflits de valeur » de façon plus apaisée, car je vais suivre désormais une méthode que j’emploie souvent, et que je nomme le « la théorie des primats » : selon moi, pour répondre au thème de notre cycle, le primat est le Tout, l’Un, l’Energie ; le conflit est second. Et Je ne peux, alors, m’empêcher de penser à deux philosophes pré socratiques que j’apprécie, Héraclite et Parménide : Héraclite constate sur terre le mouvement, le conflit des « valeurs » contraires, l’ordre et le désordre, la justice et l’injustice, mais tout cela est second pour lui par rapport au primat de l’Unité perçu par ceux qu’ils nomment « les éveillés ». Pour Parménide l’Etre est, l’Un est. Immobile, l’Etre est la voie de la Vérité qui est primat par rapport à la voie de l’opinion (la voie « des endormis » et des « valeurs »), caractérisée par la mobilité et le conflit.
Enfin je propose quelques réflexions concernant, cette fois, le titre de notre atelier du 30 septembre « Avoir raison…et après » ? ». Si je suis Nietzchéen, je peux affirmer que cette phrase est « nihiliste », et que « avoir raison » est une « valeur » qui doit être déconstruite (« ...et après » peut être considéré comme une « valeur » temporelle, donc à déconstruire aussi ; de plus Nietzche est partisan de » l’amor fati », c’est-à-dire l’amour du présent). En ce qui me concerne, à propos de ce titre de l’atelier, je crois que, en apparence, tout individu a raison, selon sa singularité, et que, en réalité, seuls « les éveillés d’Héraclite » qui ressentent la Raison Unique (le Logos) sont dans le vrai .Je trouve aussi ce titre intrinsèquement dualiste. «Avoir raison » : d’un côté, le sujet (« Avoir » = « j’ai »), de l’autre, l’objet (« raison »).Mais je crois que sujet et objet sont Un. « …et après » : d’un côté le présent (« j’ai raison »), de l’autre le futur (« et après »), Mais je crois que présent et futur sont Un. Comme Shankara, je ne suis pas dualiste ; je suis moniste.
Bonne journée
Jean