Pluralisme linguistique
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- Le 29/06/2018
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Autrefois, raconte la Bible, l’humanité avait « une seule langue et les mêmes mots ». Voulant accomplir une œuvre remarquable, les hommes entreprirent de bâtir une ville et une tour dont le sommet toucherait le ciel. Devant tant d’arrogance, Dieu les dispersa sur la surface de toute la terre et leur donna à tous un langage différent. Ils cessèrent de bâtir la ville. « C’est pourquoi on l’appela du nom de Babel [la confuse], car c’est là que l’Éternel confondit le langage de toute la terre » (Gn 11,1-9). Très célèbre, le mythe de Babel nous présente la diversité linguistique comme la conséquence d’une punition. Ne serait-ce pas, au contraire, une chance pour l’humanité ?
Pieter Brueghel l'Ancien (1525-1569), La Tour de Babel, Kunsthistorisches Museum (Vienne, Autriche).
Wilhelm von Humboldt (1767-1835).
Wilhelm von Humboldt, le génie des langues
Comme la plupart des sciences de l’homme, l’étude du langage a pris véritablement son essor au cours du XIXe siècle. On estime souvent que c’est à partir des travaux du linguiste genevois Ferdinand de Saussure (1857-1913) que la linguistique s’est affirmée comme une méthode scientifique, au point d’influencer d’autres disciplines comme l'anthropologie, l’ethnologie, l'analyse littéraire, la philosophie, la psychanalyse, la sémiologie, etc. Cette vision des choses, aussi justifiée soit-elle, n’en a pas moins occulté l’importance d’un grand savant allemand du début du XIXe siècle : Wilhelm von Humboldt (1767-1835).
Formé tout d’abord à la philosophie et aux sciences de l’administration aux universités de Francfort et de Göttingen, von Humboldt s’est très vite passionné pour l’apprentissage et l’étude des langues. En 1805, dans une lettre à un confrère, il n’hésite pas à déclarer : « au fond, toute mon activité est d’étudier le langage. Je crois avoir découvert l’art d’utiliser le langage comme véhicule pour transmettre ce qu’il y a de plus haut et de plus profond, et la diversité du monde entier ». Lorsqu’il prend sa retraite en 1820 pour se consacrer exclusivement à son projet d’étude comparative des langues, « il maîtrise le français, l’anglais, l’italien, l’espagnol, le latin, le grec, le basque, le provençal, le hongrois, le tchèque, le lituanien. Sans négliger les langues amérindiennes (entre 1820 et 1825 il rédigera des grammaires et des lexiques d’une vingtaine d’entre elles, incluant l’Aztèque), il s’intéresse au chinois, au japonais, au copte, à l’égyptien, au sanskrit surtout, et, en rapport à cette langue, à l’ancienne langue kavi de Java et à l’ensemble des langues malaises » (J. Leroux).
C’est à partir de sa découverte de la langue basque, vers 1799, qu’il développe ses réflexions linguistiques et ses intuitions géniales. Quels en sont les principes ? Il faut en citer au moins trois : 1) tout d’abord, l’idée que l’image que le dictionnaire et la grammaire nous donnent de la langue est fausse. Il s’agit d’une construction artificielle et a posteriori. La langue n’est pas un composé d’éléments discrets que nous devrions apprendre à combiner les uns avec les autres , elle constitue d’emblée un ensemble, un système, un organisme. Cela signifie qu’il est impossible de donner le sens d’un mot (étranger ou issu de la langue maternelle) sans en donner des exemples, sans le replacer dans un contexte ou, au minimum, dans une phrase (ainsi, dès 1830, Humboldt développe une conception que l’on retrouvera 80 ans plus tard dans le Cours de linguistique générale de Saussure). 2) En corrélation avec ce principe, Humboldt nous rend attentif au fait que si la langue constitue un système, ce système n’est jamais refermé sur lui-même, il est en constante évolution : « En elle-même, la langue est, non pas un ouvrage fait [ergon], mais une activité en train de se faire [energeia]. Aussi sa vraie définition ne peut-elle être que génétique. Il faut y voir la réitération éternellement recommencée du travail qu’accomplit l’esprit afin de ployer le son articulé à l’expression de la pensée. En toute rigueur, une telle définition ne concerne que l’acte singulier de la parole actuellement proférée ; mais, au sens fort et plein du terme, la langue n’est, tout bien considéré, que la projection totalisante de cette parole en acte. » (Intro. à l’œuvre sur le kavi, tr. P. Caussat). 3) La troisième idée-force de Humboldt, c’est que la pensée n’est pas dissociable de l’usage de la langue. On imagine parfois que les mots seraient comme les « habits » de la pensée ou, encore, une sorte de doublure de la réalité. Cette conception est renforcée par la définition courante du langage comme « instrument de communication ». Mais l’expérience que Humboldt a pu retirer de sa pratique des langues montre bien autre chose : plus qu’un simple instrument de communicaton, la langue est un moyen de connaître et de voir le monde, il est une Weltansicht, une « fenêtre sur le monde ». Et ce n’est qu’en passant par le caractère particulier et individuel de chaque langue que l’on accède à l’universel de la pensée : « l’individualité fragmente, mais d’une manière si étonnante qu’elle éveille précisément par cette séparation le sentiment de l’unité […] Car l’homme, qui en lui-même aspire profondément à cette unité et ) cette totalité, aimerait dépasser les borne de son individualité […] C’est alors que le langage lui vient en aide d’une manière véritablement merveilleuse, puisqu’il unit alors même qu’il singularise, et qu’il enferme dans l’enveloppe de la plus individuelle expression la possibilité d’une compréhension universelle ». (étude préliminaire à l’Intro. à l’œuvre sur le kavi). Ce dernier principe a malheureusement donné lieu à un énorme contresens : certains lecteurs superficiels de Humboldt ont compris que sa conception du langage comme « fenêtre sur le monde » (Weltansicht) confinait en réalité à une « vision du monde » (Weltanschauung) propre à chaque peuple et, par conséquent, irréductible. Dans cette interprétation, la structure du langage devrait déterminer la structure de la pensée et rendre difficile, voire impossible, la compréhension entre les nations. Nous allons voir que l’idée de traduction vient remettre en cause cette thèse fallacieuse. Humboldt y répond déjà lui-même : « La diversité des langues est condition immédiate d’une croissance pour nous de la richesse du monde et de la diversité de ce que nous connaissons en lui ; par là s’élargit en même temps pour nous l’aire de l’existence humaine, et de nouvelles manières de penser et de sentir s’offrent à nous sous des traits déterminés et réels. » (Ibid.)
L'écrivain et linguiste Umberto Eco (1932-2016).
Traduction, interprétation, compréhension
Que signifie la confrontation d’une langue à une autre ? Que signifie traduire ? L’écrivain Umberto Eco déclare à ce sujet : « On aimerait donner cette première réponse rassurante : dire la même chose dans une autre langue. Si ce n’est que, d’abord, on peine à définir ce que signifie « dire la même chose », et on ne le sait pas très bien pour les opérations du type paraphrase, définition, explication, reformulation, sans parler des substitutions synonymiques. Ensuite parce que, devant un texte à traduire, on ne sait pas ce qu’est la chose. Enfin dans certains cas, on en vient à douter de ce qui signifie dire…»
Traduire, c’est, au départ, comprendre, interpréter. Et ce travail-là commence avec la langue maternelle. Sommes-nous jamais sûr de la connaître et la maîtriser parfaitement ? « On ne fait pas n’importe quoi avec la langue, elle nous préexiste, elle nous survit. Si l’on affecte la langue de quelque chose, il faut le faire de façon raffinée, en respectant dans l’irrespect sa loi secrète. C’est ça, la fidélité infidèle : quand je violente la langue française, je le fais avec le respect raffiné de ce que je crois être une injonction de cette langue, dans sa vie, dans son évolution. [...] je n’ai qu’une langue, et, en même temps, de façon singulière et exemplaire, cette langue ne m’appartient pas [...] Une histoire singulière a exacerbé chez moi cette loi universelle : une langue, ça n’appartient pas (Jacques Derrida, Apprendre à vivre enfin). Juif né dans un pays colonisé (l’Algérie), destitué de sa nationalité par le gouvernement de Vichy, Jacques Derrida avait de bonne raisons de penser de la sorte et de déclarer tout à la fois : «On ne parle jamais qu’une seule langue»/«On ne parle jamais une seule langue» (Le Monolinguisme de l’autre).
Ce rapport compliqué à sa propre langue et à la langue des autres, le philosophe Hans Georg Gadamer l’explique encore en ces termes : « Et de même que, dans une conversation […], le va-et-vient d’une explication peut aboutir à un compromis, de même le traducteur cherche, dans son va-et-vient entre le pour et le contre, la solution qui, bien qu’elle soit la meilleure, ne sera jamais qu’un compromis. De mêle que dans la conversation on se met à la place de l’autre pour comprendre son point de vue, le traducteur s’efforce lui aussi de se mettre entièrement à la place de son auteur. Mais aucune entente ne se produit par ce moyen dans la conversation, pas plus qu’un tel transfert en autrui n’assure le traducteur de la réussite de la reprise. […] Ainsi la situation du traducteur est au fond la même que celle de l’interprète. » (cité par Umberto Eco).
Que se passe-t-il lorsqu’un mot ou une expression est difficilement explicable, difficilement traduisible ? On prend le temps de dérouler la pelote des sens possibles. Et cet exercice est une occasion unique de découvrir que chaque langue est, selon la belle image du linguiste Nikolaï Troubetzkoï, comme un «filet irisé tel que, chacun selon son maillage, remonte d’autres poissons ». Ainsi lorsque je tente de traduire le mot russe pravda, je découvre que ma conception francophone de la « vérité » est confuse ou étriquée et qu’elle recouvre au moins deux sens possibles : la vérité au sens de justice ou la vérité au sens de justesse. Lorsque je tente de traduire et conjuguer le verbe être en espagnol, je dois me poser la question : s’agit de décrire un état permanent (dans ce cas, je choisirai : ser) ou d’un état temporaire (dans ce cas, estar). Lorsque je voudrais rendre le mot allemand Sehnsucht ou le mot portugais saudade par le mot français « nostalgie », n’ai-je pas conscience de passer trop vite à côté de tout un monde ?
Pour Paul Ricœur, la traduction constitue un modèle pour la rencontre de l’autre et de l’étranger, dans la mesure où, dans son fonctionnement même, elle consiste en une véritable « hospitalité langagière » : le locuteur de la langue d’arrivée devant se déplace (et se décentrer) dans la langue d’origine du texte « qu’il va en quelque sorte habiter pour le traduire, afin de recevoir en retour dans sa langue le message traduit ».
Un aperçu des intraduisibles du Vocabulaire européen des philosophies (sous la direction de Barbara Cassin, éd. du Seuil / Le Robert).
Lucas Cranach l'Ancien (1472-1553), Adam et Ève.
L’illusion d’une langue universelle et univoque
Revenons au mythe de Babel, évoqué en introduction : « une seule langue et les mêmes mots »… L’idée que la dispersion des langages était le symbole de la dispersion des peuples et que celle-ci pouvait être à l’origine de conflits et de guerres a durablement marqué les esprits. Elle est en partie à l’origine de la création de langues internationales artificelles, comme l’espéranto ou le volapük.
L’hypothèse d’une langue adamique, originelle, antérieure à l’épisode de Babel, a aussi longtemps passionné les érudits. Comme l’indique Jacques Bolo à propos des recherches de Maurice Olender sur les « langues du Paradis » : « Dans un contexte chrétien qui voyait la Bible comme le texte résumant réellement l'histoire du monde et de l'humanité, la question se posait naturellement de savoir si l'hébreu était la langue du Paradis, déjà avec saint Augustin (354-430), ou si c'était un proto-hébreu avec Leibniz (1646-1716). Olender précise qu'à cette dernière époque, les débuts d'une analyse linguistique jouent sur les étymologies délirantes des langues européennes pour revendiquer cette primauté paradisiaque. En 1688, le Suédois Andréas Kempe (1622-1689), s'amuse de ces fantasmes nationalistes dans son livre titré précisément Les Langues du Paradis (p. 14). Maurice Olender rappelle aussi que Les Nouveaux essais sur l'entendement humain (Livre III, chap. 1) de Leibniz mentionnaient déjà l'étude, depuis la Renaissance, de traits primitifs de la langue germanique issus d'une langue qui pourrait être antérieure à l'hébreu. C'est cette « idée d'un idiome ancestral commun aux langues européennes [qui] provoque, entre le XVIe et le XVIIIe siècle, la conception d'un prototype abstrait qui trouve, au siècle suivant, sa forme achevée dans l'hypothèse indo-européenne ». Cette hypothèse « indo-europénne » trouvera au XXe siècle un sinistre débouché dans les doctrines de la supériorité de la race aryenne qui ont ensanglanté l’Europe.
Sur un plan apparemment plus abstrait et moins guerrier, le philosophe Leibniz rêvait quant à lui de l’avènement d’une langue universelle permettant de surmonter les équivoques du langage courant. Cette langue universelle prenait alors pour modèle le langage mathématique : « Lorsqu’il surgira des controverses, il n’y aura pas plus besoin de discussion entre deux philosophes qu’il n’y en a entre deux calculateurs. Il suffira en effet qu’ils prennent leur plume, qu’ils s’assoient à une table, et qu’ils se disent réciproquement (après avoir appelé, s’ils le souhaitent, un ami): calculemus, calculons» (Écrits philosophiques, t. VII, éd. Gerhardt). Un autre mathématicien, d’Alembert, rêvait quant à lui d’un rétablissement généralisé du latin : « L’usage de la langue latine, dont nous avons fait voir le ridicule dans les matières de goût, ne pourrait être que très utile dans les ouvrages de philosophie, dont la clarté et la précision doivent faire tout le mérite, et qui n’ont besoin que d’une langue universelle et de convention» (D’Alembert, Encyclopédie, Discours préliminaire). Plus récemment, les recherches sur l’intelligence artificelle et sur la traduction automatisée des textes laissent espérer qu’un super-algorythme pourrait tenir lieu un jour de langue universelle.
Un pareil objectif est-il possible ? Et, surtout, est-il seulement souhaitable ?
On sait que du Moyen Âge au XIXe siècle dans l’ensemble du bassin méditerranéen, principalement les marins et les marchands, mais aussi les bagnards et les populations déplacées de toutes origines avaient recours pour communiquer à une lingua franca (langue franque) ou « sabir » (expression dérivée du mot espagnol saber, savoir) — composé d’un peu d’italien, d’espagnol, de grec, de maltais et d’arabe. On parle aujourd’hui de langues véhiculaires ou pidgin, largement réprésentée par l’anglais international (ou « globish », contraction de global English). Mais quelle valeur, autre que momentanément pratique, peuvent avoir ces truchements linguistiques ? Le globish n’a que peut de rapport avec l’anglais parlé par les Américains ou les Britanniques. Barbara Cassin ne manque pas de souligner avec ironie que « dans les colloques internationaux, où tout le monde parle globish, le seul conférencier que l’on ne comprenne pas est celui qui vient d’Oxford. Le globish est une langue de pure communication, qui sert à demander un café de Tamanrasset à Pékin, et à soumissionner à Bruxelles en proposant issues et deliverables dans le cadre d’un programme sur la « gouvernance » dans une knowledge-based society. La difficulté tient évidemment au rapport entre globish et langue anglaise. C’est même cela qui rend la menace si intense : le risque de collusion entre un esperanto pragmatique et une langue de culture. » (L’Archipel des idées de B. Cassin, p. 199).
Revenant à l’idéal de langue universel recherché par Leibniz, le philosophe Ernst Cassirer exprime sans doute l’argument décisif : « Il était vain et il sera toujours vain d’essayer de remplacer les mots des différentes langues par des symboles à validité universelle comme ceux que les mathématiques possèdent pour les lignes, les chiffres et l’algèbre. Car cela n’épuise jamais qu’une petite partie de la masse du pensable et ne symbolise que les concepts qui peuvent être formés par une construction purement rationnelle. Mais lorsqu’il faut forger, pour en faire des concepts, la matière de la perception interne et de la sensation, cela concerne la faculté de représentation individuelle de l’homme, qui est inséparable de son langage ». (La philosophie des formes symboliques, I, p. 106). D’emblée, les langues particulières sont universelles car ouvertes sur des processus d’interprétation, de traduction, de confrontation, d’interrogation, de dialogue. L’universel recherché par les utopistes est, quant à lui, uniforme et univoque : tout sauf un espace de rencontre et d’enrichissement réciproque.
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Paradoxe d'une communication prétendument multiculturelle mais largement dominée par l'anglais globalisé.
Plaque officielle trilingue à Satu Mare (Transylvanie), en roumain, hongrois et allemand.
L’Europe, unie dans la diversité ?
C’est probablement autour de ces conceptions divergentes de l’universel et des valeurs communes que se joue l’avenir de l’Union européenne. Indépendamment des eurosceptiques qui rêvent d’un retour aux frontières et au « chacun pour soi » des nations, nombreux sont ceux qui aspirent à « plus d’Europe » mais selon des orientations très différentes qui interprètent diversement la devise europénne « Unie dans la diversité » (E pluribus, unum).
Pour certains intellectuels (comme le sociologue Amitaï Etzioni ou le politologue Jos de Beus), l’Europe souffre d’un « déficit de communauté » et il conviendrait d’unir les Européens par « un noyau dur de valeurs partagées [une sorte de culture morale] et un réseau de liens affectifs ». L’Europe devrait devenir à terme une super-nation, avec des marqueurs identitaires forts et substantiels (traits ethno-culturels, croyances religieuses, une ou des langues, un territoire, des visions du monde ou des héritages civilisationnels). On reconnaît dans cette tendance une conception « substantielle » de l’universel européen, défini sur des critères déterminés ou historiquement attestés (la culture chrétienne, l’héritage rationaliste des Lumières, etc.). On admet bien une diversité de langues et de cultures mais inscrite dans l’unité d’une culture commune. Dans cette perspective, la devise initiale (« unie dans la diversité ») devient plutôt : « diverse dans l'unité ». Se méfiant du caractère réducteur et identitaire d’une pareille unité, certains penseurs (J. Habermas, Jean-Luc Ferry) invoquent plutôt la possibilité d’instaurer un « patriotisme constitutionnelle », patriotisme déconnecté des État-nations et attaché aux institutions démocratiques garantissant le respect des citoyens et les valeus fondamentales attachées au Droits de l'homme (pari risqué car la manière d’envisager les institutions démocratiques varient grandement au sein du continent…).
À l’opposé de cette tendance communautariste, d’autres intellectuel(le)s (Janie Pélabay, Kalypso Nikolaïdis, Justine Lacroix…) estiment que ce qui unit les Européens demande à être construit au gré d’un processus de confrontation et de réconciliation des intérêts, des cultures, des mémoires, etc. En tant qu’espace démocratique, l’Europe ne peut nier au sein de ses membres une hétérogénéité de convictions indépassables. Tout le monde n’a pas la même conception d’une « vie réussie ». De puissants clivages travaillent les pays européens sur les questions de la nation, de la souveraineté populaire, de la laïcité, de la société civile, des conceptions de l’exercice légitime du pouvoir politique, etc. Selon le philosophe John Rawls, « ce manque d’unanimité fait partie du contexte de la justice ». Le pluralisme suppose en effet une forme de divergence et des antagonismes, féconds et raisonnables, comme l’une des conditions de l’autonomie individuelle. Dans ce contexte, l’universel n’est pas donné d’avance, et n’est d’ailleurs jamais donnée définitivement. Il se rapproche de la définition qu’en donne Jürgen Habermas : « « Au lieu d’imposer à tous les autres une maxime dont je veux qu’elle soit une loi universelle, je dois soumettre ma maxime à tous les autres afin d’examiner par la discussion sa prétention à l’universalité. Ainsi s’opère un glissement : le centre de gravité ne réside plus dans ce que chacun souhaite faire valoir, sans être contredit, comme étant une loi universelle, mais dans ce que tous peuvent unanimement reconnaître comme une norme universelle » (Morale et communication).
Pour conclure, nous souhaiterions souscrire aux vœux de Barbara Cassin : « Une pluralité de langues de culture qui s’étonnent les unes les autres, c’est cela que je souhaite à l’Europe. Que nous ne soyons pas assurés de l’essence des choses, que nous ne soyons pas assurés de l’essence de l’Europe, sera ce qui peut arriver de mieux et pour elle et pour nous. » Toutefois, la question demeure : face aux crises qui secouent l’Europe, serons-nous capables de défendre un fond commun pluraliste ? Ne serons-nous pas tenté, comme par le passé, de nous replier sur nos communautés respectives ?
Mots et idées suggérés par les participants aux ateliers
Évian : interprétation – Musique – Langue des signes – Tour de Babel – Langue des oiseaux — Incapacité à apprendre une langue étrangère – Ouverture – Ambiguïté – Rapprochement – Malentendu – Intraduisibles – Autant de langues, autant d'histoires – Échanges – Communication – Évolution – Disparition – Mensonge – Illusion – Épiphénomène – Langue dominante – Problèmes de traduction – Nécessité absolue de feed-back – Concept – Esperanto – Sens – Sonorité – Multilinguisme ? – Silence – « Le français a une précision géométrique ».
Montreux : incompréhension – La langue, un moyen d'expression parmi d'autres ? – Pourquoi cette diversité linguistique ? – Absence d'universalité – Chacun de son côté, chacun dans son monde – Richesse – Diversité – Élargissement des points de vue – éveiller la curiosité – ouverture – obstacle – émotion – esperanto – guerre – dissensions – connotations – sentiment / message – subjectif / objectif – « Les Suisses s'entendent bien parce qu'ils ne se comprennent pas » – Médiation – Interprète – Une seule langue est-elle souhaitable pour l'Europe ?
Extraits de textes commentés : Textes Pluralisme linguistique (54.74 Ko)
1. Wilhelm von Humboldt (1767-1835), Introduction à l’œuvre sur le Kavi, VII, 1.Traduit de l’allemand par Pierre Caussat.
2. Hannah Arendt (1906-1975), Cahier II, Nov. 1950 [15], trad fr. Courtine-Denamy, Seuil, 2005.
Références bibliographiques
CASSIN Barbara, L’archipel des idées de Barbara Cassin, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, Paris, 2014.
CASSIN Barbara (dir.), Vocabulaire européen des philosophies. Dictionnaire des intraduisibles. Le Seuil / Le Robert, Paris 2004.
CASSIRER Ernst, La philosophie des formes symboliques, 1. Le langage (pp. 103-111). Le sens commun / Les éditions de Minuit, Paris, 1991.
DERRIDA Jacques, Le Monolinguisme de l’autre. Éditions Galilée, Paris, 1996.
DERRIDA Jacques, Apprendre à vivre enfin. Entretien avec Jean Birnbaum, Éditions Galilée / Le Monde, Paris, 2005.
ECO Umberto, Dire presque la même chose. Expériences de traduction. Biblio essais / Le Livre de Poche, Paris 2010.
FERRY Jean-Marc (dir.), L’idée d’Europe. Prendre philosophiquement au sérieux le projet politique européen, Presses de l’université de Paris-Sorbonne, Paris, 2013.
LEROUX Jean, « Langage et pensée chez W. von Humboldt ». Philosophiques, 33(2), 379–390. 2006, doi:10.7202/013888ar.
OLENDER Maurice, Les langues du Paradis, Points / Le Seuil, Paris, 1994.
RENKEN Arno, Babel heureuse. Pour lire la traduction, Van Dieren éditeur, Paris, 2012.
RICŒUR Paul, « La condition d’étranger », Esprit 2006/3 (mars-avril), pp. 264-275.
WERNER Michael (dir.), Politiques et usages de la langue en Europe, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, Paris, 2007.
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Commentaires (1)
- 1. | 01/07/2018
Les commentaires sont clôturés
"Langage" est un mot qui symbolise la communication universelle.
-Selon une vision "pluraliste", il existe plusieurs sortes.
de langage.
Par ex, le langage des plantes, le langage des animaux , le langage des humains; chacune de ces catégories se subdivisant encore en de nombreuses sous catégories.
Le sujet traité ce jour concerne le langage de l'homme européen: il s'agit ici d'une illustration interpellante de multilinguisme; en effet l'Union Européenne, à elle seule, compte 28 pays et 24 langues officielles.
-Mais, je ne suis pas "pluraliste"
Selon moi, le Multilinguisme humain Européen n'est qu' un phénoméne culturel et civilisationnel.
Il s'agirait alors d'un épiphénoméne , voire d'une illusion.
Je propose donc , au lieu de la vision Pluraliste, la vision "moniste" que je ressens.
Au lieu du " Pluralisme linguistique humain Européen " , je ressens "le monolinguisme cosmique universel" .