Les leçons de l'Empire
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- Le 21/11/2017
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Empire romain, empire carolingien, Saint Empire romain germanique, empire ottoman, empires napoléoniens, double monarchie austro-hongroise, empire britannique, empire allemand… Au cours du temps, le continent européen aura vu défilé un nombre impressionnant de « mégastructures » politiques, avant que l’Europe des Nations ne les remplacent. Que peuvent nous apprendre aujourd’hui ces diverses expériences impériales ? Dans les limites de ce billet, nous allons tenter de l'indiquer à travers quatre exemples.
Francisco Aurélio Figueiredo de Melo (1856-1916), L'Illusion du Troisième règne, 1905
L'empereur François-Joseph Ier
(1830-1916)
Le mythe austro-hongrois
Dans ses souvenirs du Monde d’hier, l’écrivain autrichien Stefan Zweig (1881-1942) évoque avec nostalgie le temps de l’empereur François-Joseph et de la double monarchie austro-hongroise : « Vivre et laissez vivre », disait la célèbre maxime viennoise, une maxime qui encore aujourd’hui, me paraît plus humaine que tous les impératifs catégoriques, et elle s’imposait irrésistiblement à tous les milieux. Riches et pauvres, Tchèques et Allemands, chrétiens et juifs vivaient en paix malgré quelques taquineries occasionnelles, et même les mouvements politiques et sociaux étaient dépourvus de cette haine atroce, legs empoisonné de la Première Guerre mondiale, qui s’est introduit dans le sang de notre époque. »
Au vu des événements tragiques qui ont bouleversé l’Europe à la suite de la déclaration de guerre de 1914, on ne peut en effet que regretter le « monde d’hier » et se surprendre à rêver de ce qu’il aurait pu devenir si la guerre avait été évitée. Stefan Zweig n’est pas le seul dans son cas. Le critique italien Claudio Magris recense dans un essai sur la littérature autrichienne (Le Mythe et l’empire) un nombre conséquent d’écrivains autrichiens attachés à l’image d’un régime impérial conservateur mais garant d’une certaine paix entre les divers peuples qui le composaient. Deux éléments semblent ici particulièrement caractéristiques : d’une part, la dimension multiculturelle et supranationale d’une entité politique qui, au moment de sa dissolution (en 1918), réunissait une bonne douzaine de nations (Allemands, Hongrois, Tchèques, Slovaques, Polonais, Ukrainiens, Slovènes, Croates, Serbes, Italiens, Roumains). D’autre part, l’incarnation personnelle du pouvoir dans la figure d’un monarque (l’empereur François-Joseph), reconnu et respecté comme le garant de l’union de ces peuples.
Pour l’écrivain viennois Franz Werfel (1890-1945), l’empire apparaissait comme un règne fondé « sous le signe d’une idée supérieure » qu’il opposait aux « États nationaux », source de tous les maux. Malheureusement, l’empire de François-Joseph était loin d’être la « Grande Suisse » civilisée et harmonieuse dont rêvait Werfel. Incapable d’engager de véritables réformes démocratiques, il va peu à peu se disloquer sous la poussée des mouvements sociaux et nationalistes. L’entrée en guerre de l’Autriche-Hongrie en 1914 et la mort de l’empereur (en 1916) auront finalement raison de lui.
Charles V (1500-1558), portrait du Titien (1548).
Charles Quint, empereur romain germanique
Évoquons à présent un lointain aïeul de François-Joseph d’Autriche : Charles de Habsbourg dit Charles Quint (1500-1558). Au gré des politiques d'alliances matrimoniales de ses grands-parents (il est arrière-petit-fils de Charles le Téméraire, petit-fils de Maximilien d'Autriche, d'Isabelle la Catholique, reine de Castille, et de Ferdinand, roi d'Aragon et roi de Naples), le jeune Charles se retrouve à la tête d’un nombre important d’États européens (Pays-bas bourguignons, Franche-Comté, Espagne, Aragon, Naples et Sicile…). Il devient aussi, à l’âge de 19 ans, chef du Saint Empire romain germanique. Né en Flandres et mort en Espagne, il incarne à lui seul l'union et la diversité culturelle de l'Europe, et se plaisait à déclarer : « J'ai appris l'italien pour parler au pape ; l'espagnol pour parler à ma mère ; l'anglais pour parler à ma tante ; l'allemand pour parler à mes amis ; le français pour me parler à moi-même. »
Charles de Habsbourg a été sans conteste le plus puissant monarque de son temps. Toutefois, il est intéressant d’observer que son pouvoir d’empereur était loin d’être absolu.
En effet, à la différence du royaume de France (dirigé alors par François Ier), le Saint Empire est politiquement et administrativement une structure relativement pluraliste et peu centralisée. Son souverain, l’empereur, est élu par sept princes-électeurs (plus tard huit, puis neuf). Au cours de sa longue histoire (de 962 à 1806 !), il va réunir en son sein de nombreux pays européens : la Belgique, les Pays-Bas, le Luxembourg, la Suisse, l'est de la France (Alsace, Lorraine, Franche-Comté, Savoie, Provence), le nord et le centre de l'Italie, l'Autriche et la République tchèque, une partie de la Pologne (la Silésie et la Poméranie). La Diète impériale constitue l'un des organes centraux de l'Empire. Issue des réunions des grands (devenue périodique dès la fin du XVe s., elle siégera en permanence à Ratisbonne à partir de 1663), elle se compose de trois collèges, celui des électeurs, celui des princes et celui des villes libres. Elle a surtout pour rôle d'approuver la paix et la guerre ainsi que les impôts et d'élaborer le droit impérial. Par exemple, le 25 septembre 1555, la Diète impériale se réunit à Augsbourg (Bavière) et va suspendre en Allemagne les hostilités entre États luthériens et États catholiques par un compromis reposant sur le principe du libre choix religieux du prince : cujus regio, ejus religio, « tel prince, telle religion » (plus exactement, « celui qui possède le territoire détermine la religion »). Cette « Paix d'Augsbourg » marque l'échec de la politique d'unification de l'Empire sous la religion catholique menée par Charles Quint. Ce dernier renoncera d’ailleurs à la couronne impériale en faveur de son frère Ferdinand Ier qui bien que catholique est partisan d'un compromis avec les princes luthériens.
Le Saint Empire ne sera donc jamais un État centralisé ; il conserva jusqu'à la fin son caractère supranational et prénational. En 1667, le juriste et philosophe Samuel von Pufendorf, dans son traité De statu Imperii Germanici, le définira comme « une sorte de corps irrégulier et quasi monstrueux » (irregulare aliquod corpus et monstro simile), définition qui n’a à ses yeux rien de péjoratif, mais traduit simplement l’inadéquation des catégories juridiques de l’époque pour appréhender cette forme politique. C’est sans doute cette même inadéquation du Saint Empire aux catégories de l’État-nation qui lui permet aujourd’hui de nourrir les réflexions sur le statut politique de l’Union européenne. Le problème demeure en quelque sorte comparable : « comment gouverner et coordonner un ensemble composite d’États indépendants ? ».
Hans Burgkmair, Le Saint-Empire romain germanique (ou Quaternionadler), gravure sur bois colorée, Augsbourg,1511.
Ironie de l'histoire : au cœur du symbole chrétien, censé représenter l'union spirituelle des États de l'empire, apparaît une déchirure qui, involontairement, représente le schisme de la Réforme.
Le « Colosse de Rhodes », caricature de Cecil Rhodes (1853-1902), homme d'affaires et politicien britannique, archétype du colonialiste anglais.
De l’empire à l’impérialisme
En 1902, le journaliste et homme politique britannique John A. Hobson publie un essai qui fait date : Imperialism. A study. Jusqu’alors le terme « impérialiste » désignait, en France du moins, les partisans du bonapartisme. Hobson lui donne une signification nouvelle et développe l'idée selon laquelle la politique impériale conduite par le Royaume-Uni durant tout le XIXe siècle, et notamment depuis les années 1870, s'explique par la volonté d'un groupe restreint d'investisseurs et d'aristocrates britanniques de défendre leurs propres intérêts économiques, sans réellement tenir compte de ceux de la nation. Ainsi est-ce la situation économique de la métropole qui serait à l'origine de l'« expansion impériale ».
Cette analyse va inspirer plusieurs penseurs d’obédience marxiste (Lénine, Rosa Luxemburg) et, plus près de nous, la philosophe Hannah Arendt qui dans son maître livre, Les Origines du totalitarisme, montre comment ce programme politique renforce le phénomène de la colonisation. Toutefois, à cette forme d’expansion économique (qui ne concerne plus seulement les classes dirigeantes mais aussi les classes moyennes) s’ajoute deux autres éléments autrement plus inquiétants : le développement du racisme et de la bureaucratie.
Né au début du XVIIIe s. d’une conception aristocratique de la société (la « race » désigne à l’origine la lignée des gens bien nés), le racisme se transforme au cours du XIXe et, sous couvert d’une pseudo scientificité, prétend distinguer – et hiérarchiser – les êtres humains. Cette idéologie va permettre de justifier et conforter une politique de domination et d’exploitation des peuples colonisés au nom d’une prétendue « supériorité européenne ».
À la « bonne conscience » confortée par le racisme s’ajoute bientôt la toute puissance du système bureaucratique dont Hannah Arendt décrit les rouages proprement arbitraires : « À la base de la bureaucratie comme forme de gouvernement, et des décrets temporaires et changeants qu’elle substitue à la loi, repose la croyance superstitieuse en la possibilité d’une identification magique de l’homme aux forces de l’histoire. L’homme qui tire les ficelles de l’histoire dans les coulisses sera toujours l’idéal d’un tel corps politique. [Le gouverneur britannique] Cromer avait fini par délaisser « tout instrument écrit ou, en tout cas, tout ce qui est tangible » dans ses relations avec l’Égypte – fût-ce une proclamation d’annexion – de manière à être libre d’obéir à la seule loi de l’expansion, sans obligation envers aucun traité formel. Ainsi la bureaucratie fuit-elle toute loi générale, affrontant chaque situation une à une, par décrets, car la stabilité fondamentale d’une loi menacerait d’établir une communauté permanente dans laquelle nul ne saurait être un dieu, puisque tout un chacun doit obéir à la loi. » (H. Arendt, L’impérialisme, « race et bureaucratie »).
Zones de peuplement germanophones en 1910.
Quand le racisme croise le nationalisme
L’Allemagne connaît une situation historique différente de celle du Royaume-Uni mais va exploiter les mêmes racines idéologiques. À cette différence près que le racisme colonialiste va, dans ce contexte, contaminer le concept de nation et s’appliquer au continent européen. Hannah Arendt parle à cet égard d’« impérialisme continental ».
Dans leur volonté de consolider et de défendre l’identité nationale allemande, les théoriciens du pangermanisme conçoivent l’empire comme la réunification de toutes les communautés et minorités germanophones présentes dans les divers pays européens : France (Alsace-Lorraine), Autriche, Tchécoslovaquie, Hongrie, Pologne, Pays bas, Pays baltes, Suisse.
Bien loin de l’empire multinational de l’Autriche-Hongrie et de la structure fédérale du Saint Empire romain germanique, la notion d’empire prend alors une tournure résolument nationaliste et, finalement, raciste : on invente et l’on revendique la supériorité du « peuple allemand » sur le reste des autres peuples européens, y compris, et surtout, sur les minorités ayant vécus de tout temps au sein des frontières de l’Allemagne (Juifs, Tziganes, Slaves, Arméniens…).
Cette conception fait fi des Droits de l’homme et considère alors le droit des « nationaux » (au sens ethnique) comme prioritaire. Alors qu’en France, le nationalisme est contenu par l’État républicain et sa tradition, en Europe centrale, l’État lui-même est bientôt débordé et remis en cause par l’idéologie de la nation. Il devient l’émanation d’une fumeuse « âme nationale » (Volksgeist, génie du peuple en allemand) censée être au-dessus des lois. Ces théories funestes justifieront finalement une politique expansionniste qui mènera à la catastrophe que l’on sait.
Dans ce contexte, la notion de Mitteleuropa (l’Europe du milieu, l’Europe centrale) demeure équivoque : appliquée à l’ancien empire austro-hongrois, elle désigne, de manière rétrospective et nostalgique, un État où pouvaient cohabiter pacifiquement diverses nations ; dans le contexte du Reich (empire) allemand, Mitteleuropa devient au contraire un programme politique d’expansion et d’homogénéisation des cultures au profit de la seule communauté germanophone.
L'écrivain Aimé Césaire en 2003.
La conscience d’un écrivain
En 1950, l’écrivain martiniquais Aimé Césaire (1913-2008) publie son Discours sur le colonialisme dans lequel il dénonce avec lucidité et véhémence les liens étroits entre l’impérialisme colonialiste et cet impérialisme continental qui a conduit aux horreurs de l’hitlérisme : « Il faudrait d’abord étudier comment la colonisation travaille à déciviliser le colonisateur, à l’abrutir au sens propre du mot, à le dégrader, à le réveiller aux instincts enfouis, à la convoitise, à la violence, à la haine raciale, au relativisme moral, et montrer que, chaque fois qu’il y a au Viêtnam une tête coupée et un œil crevé et qu’en France on accepte, une fillette violée et qu’en France on accepte, un Malgache supplicié et qu’en France on accepte, il y a un acquis de la civilisation qui pèse de son poids mort, une régression universelle qui s’opère, une gangrène qui s’installe, un foyer d’infection qui s’étend et qu’au bout de tous ces traités violés, de tous ces mensonges propagés, de toutes ces expéditions punitives tolérées, de tous ces prisonniers ficelés et «interrogés», de tous ces patriotes torturés, au bout de cet orgueil racial encouragé, de cette jactance étalée, il y a le poison instillé dans les veines de l’Europe, et le progrès lent, mais sûr, de l’ensauvagement du continent. Et alors, un beau jour, la bourgeoisie est réveillée par un formidable choc en retour : les gestapos s’affairent, les prisons s’emplissent, les tortionnaires inventent, raffinent, discutent autour des chevalets… »
Mots et idées suggérés par les participants aux ateliers
Évian : Monarchie ; homogène ; civiliser ; plusieurs pays ; culture ; Danone ; Nestlé ; expansion ; Chine ; Empire africain ; Rome ; Alexandre ; Perse ; Charlemagne ; Empire ottoman ; vastes territoires ; territoires diversifiés ; bulle politique ; rationaliste et humaniste.
Montreux: Pouvoir ; puissance ; État-nation ; Rome ; conquête ; supranational ; impérialisme ; grandeur ; territoire ; caractéristique ; passé ; empire économique ; domination ; invasions ; empereur ; paix ; armée.
Extraits de textes commentés Textes Empire (64.13 Ko)
1. Stefan Zweig (1881-1942), Le Monde d’hier. Souvenirs d’un Européen, 1944, traduit de l’allemand par Serge Niémetz.
2. Hannah Arendt (1906-1975), L’impérialisme, 1951, traduit de l’allemand par Martine Leiris.
Références bibliographiques
ARENDT Hannah, Les Origines du totalitarisme ; Eichmann à Jérusalem. Quarto/Gallimard, Paris, 2013.
BECK Ulrich et GRANDE Edgar, Pour un empire européen, traduit de l'allemand par Aurélie Duthoo, Flammarion, Paris, 2007.
JORIO Marco, « Saint Empire romain germanique » in Dictionnaire historique de la Suisse.
GERBIER Laurent, Les raisons de l'empire. Les usages de l'idée impériale depuis Charles Quint. Librairie philosophique J. Vrin, Paris, 2016.
MAGRIS Claudio, Le Mythe et l'Empire dans la littérature autrichienne moderne, traduit de l'italien par Jean et Marie-Noëlle Mastureau, L'Arpenteur/Gallimard, Paris, 1991.
MARTINEZ-GROS Gabriel, Brève histoire des empires. Comment ils surgissent, comment ils s'effondrent. Point Histoire / Le Seuil, Paris, 2016.
SOISSON Jean-Pierre, Charles Quint, Grasset, Paris, 2000.
ZWEIG Stefan, Le Monde d'hier. Souvenirs d'un Européen, traduit de l'allemand (Autriche) par Serge Niémetz. Belfond / Le Livre de Poche, Paris, 2012.
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Commentaires (3)
- 1. | 24/11/2017
- 2. | 24/11/2017
n'a cessé pendant des siècles de se battre contre ses voisins envahisseurs La naissance de l'empire austro-hongrois ne se basa que sur un "compromis" et comme on le sait, dans un compromis les partenaires ne sont jamais satisfaits des concessions réciproques..La coexistence était très critique entre les Hongrois et les Autrichiens bien avant la guerre de 14.
Pareil pour l'Italie, qui fut un véritable chaudron pendant tout le XIXè siècle pour d'autres raisons que la Hongrie.Son unification a été longue, laborieuse et sanglante. Depuis toujours, une grande partie de la population haïssait l'occupant autrichien.
C'est pourquoi je considère que le Monde d'Hier de S. Sweig - tout magnifiquement écrit qu'il puisse être - est un condensé de passéisme aveugle. S. Sweig était riche, il n'a jamais eu à gagner sa vie et ne fréquentait que les milieux aisés de Vienne dans lesquels il avait toujours baigné. Avec la montée de l'antisémitisme, (il en parle dès 1911 dans sa correspondance), la découvenue fut terrible pour lui. Son livre est un cri, mais un cri de désespoir.
Au contraire du texte d'Aimé Césaire - que je trouve extrêmement émouvant - qui,malgré les horreurs qu'il dénonce, et le mot "ensauvagement" en est un résumé lapidaire, est un cri d'espoir.
Merci d'avoir choisi ces deux auteurs pour illustrer votre compte-rendu
R. Waroux
- 3. | 22/11/2017
Si un avis sur Charles Quint datant de 1846 vous intéresse, vous pouvez consulter sur google le Répertoire général d'économie politique ancienne et moderne d' Alexandre Sandelin, à l'époque conseiller d'état de S.M. le roi des Pays-bas ; l'article sur Charles Quint va du bas de la page 122 à 126 (il faut un peu de patience pour le chargement des pages).
Citation de la page de garde ;
La civilisation est appelée à couvrir d'une protection commune, comme fait le soleil , le riche et le pauvre, le fort et le faible , l'habitant îles villes et l'habitant des campagnes- L'économie politique doit indiquer à la civilisation les mesures à prendre , pour étendre chaque jour davantage le bienfait de cette protection.
Amicalement
Dominique
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